Hélène Clerc-Murgier Pauline Warnier

LA LAITIERE & LE POT AU LAIT

Jean de La Fontaine

Perrette sur sa tête ayant un Pot au lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendoit arriver sans encombre à la ville.
Legere & court vetuë elle alloit à grands pas ;

Ayant mis ce jour-là pour etre plus agile
Cotillon simple, & souliers plats.
Notre Laitiere ainsi troussée
Comptoit déja dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employoit l’argent,
Achetoit un cent d’œufs, faisoit triple couvée ;
La chose alloit à bien par son soin diligent.
Il m’est, disoit-elle, facile,
D’élever des poulets autour de ma maison :
Le Renard sera bien habile,
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il estoit quand je l’eus de grosseur raisonnable :
J’auray le revendant de l’argent bel & bon ;
Et qui m’empêchera de mettre en nostre estable,

Veu le prix dont il est, une vache & son veau,
Que je verray sauter au milieu du troupeau ?
Perrette là dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La Dame de ces biens, quittant d’un œil marry
Sa fortune ainsi répanduë,
Va s’excuser à son mary
En grand danger d’estre batuë.
Le recit en farce en fut fait
On l’appella le Pot au lait.

Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait chateaux en Espagne ?
Pichrocole, Pyrrhus, la Laitiere, enfin tous,
Autant les sages que les fous ?

Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux :
Une flateuse erreur emporte alors nos ames :
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défy ;
Je m’écarte, je vais détroner le Sophy ;
On m’élit Roy, mon peuple m’aime ;
Les diadêmes vont sur ma tete pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moy-meme ;
Je suis gros Jean comme devant.